Projetée à proximité de la gare Matabiau, la Tour Occitanie cristallise depuis plusieurs années les débats sur l’évolution du visage urbain de Toulouse. À la croisée des enjeux politiques, architecturaux et économiques, ce gratte-ciel interroge la manière dont une métropole façonnée par son patrimoine peut intégrer une architecture de rupture.
Le projet de la Tour Occitanie s’est progressivement invité dans l’agenda politique local. D’abord traité comme un dossier d’aménagement parmi d’autres, il a gagné une visibilité croissante. Les procédures administratives, les recours juridiques et les prises de position publiques se sont multipliés. À l’approche des élections municipales, la tour est devenue un point de fixation des discours de campagne. Chacun y projette sa lecture du développement urbain toulousain.
- La Tour comme ligne de fracture aux élections Municipales de 2026
Jean‑Luc Moudenc, maire sortant et candidat à un troisième mandat en mars 2026, est considéré comme parrain du projet en 2017 lors de la première présentation de la Tour. “On a souvent dit que Toulouse n’était pas une ville ambitieuse, même Chateaubriand écrivait il y a deux siècles que nous étions une ville basse. Le projet de la Tour Occitanie est très largement approuvé, il apporte une ambition économique pour la création d’emplois et une nouvelle ambition architecturale. C’est un projet où la collectivité ne paie pas un seul centime, elle n’en retirera que des bénéfices”, avait-il déclaré à l’époque lors d’un déjeuner de presse, propos recueillis par le journal La Tribune.
Un projet au cœur des arbitrages municipaux
La Tour Occitanie s’inscrit dans le projet d’aménagement Grand Matabiau, quais d’Oc. L’objectif est la transformation et l’aménagement du quartier en carrefour de transports et en zone urbaine mixte. Il prévoit la création de nouveaux espaces publics, de milliers de logements, de surfaces de bureaux, d’équipements et de commerces. La modernisation de la gare et la construction d’une Halle des mobilités doivent permettre de structurer les flux de voyageurs. Sont aussi prévues l’arrivée de la troisième ligne de métro et les évolutions attendues du réseau ferroviaire.
Le projet est piloté par Toulouse Métropole avec SNCF Espaces Ferroviaires et la Région Occitanie. Initialement baptisé Toulouse EuroSudOuest, il est renommé en 2019. C’est l’opération d’urbanisme la plus importante engagée dans le centre de la ville depuis plusieurs décennies. “La Tour d’Occitanie, qui émeut un certain nombre de nos collègues, n’est pas un élément essentiel et n’a jamais été un élément essentiel du quartier Matabiau. Ça ne représente d’ailleurs que 7 % de la superficie du projet. C’est un élément symbolique. Si ce symbole peut voir le jour, je considère que c’est une bonne chose, s’il ne voit pas le jour, le projet se fera de toute façon” avait déclaré Jean-Luc Moudenc lors d’un conseil municipal en mars 2022.

À gauche, la Tour Occitanie complique aussi les équilibres. Carole Delga, présidente socialiste de la région Occitanie, a finalement renoncé à briguer la mairie de Toulouse. Depuis 2022, elle se positionne favorablement au projet. Par ailleurs, les forces de gauche à Toulouse sont fragmentées à l’approche des municipales. D’un côté une branche du Parti Socialiste menée par François Briançon, de l’autre des élus Insoumis avec François Piquemal. Il n’y a pas de consensus clair sur la manière de positionner la gauche autour des grands projets d’aménagement. La liste Toulouse à pied et l’association Non au Gratte-ciel, par l’intermédiaire de Richard Mébaoudj, pointent du doigt un sujet mis sous vide. “Pour l’instant, c’est un projet fantôme. Il n’y a qu’un compromis de vente avec le terrain de la SNCF. Le maire fait de la non-communication autour du projet en ce moment. On sait qu’à tout moment, après les élections, il peut ressortir le projet de sa pochette surprise. Le but, pour nous, c’est de faire parler Jean-Luc Moudenc sur le sujet”, raconte-t-il à notre micro.
“Ces gens sont des traîtres au territoire”
De l’autre côté du débat, le promoteur du projet, la Compagnie de Phalsbourg, et notamment son président Philippe Journo, utilisent eux aussi une rhétorique politique très visible. Après la validation définitive du permis par le Conseil d’État en novembre 2024, Journo s’est déclaré “très content” de cette décision, mais aussi “très en colère” contre les associations opposantes. “Pendant toute cette période, nous avons respecté une grande retenue. Nous n’avons pas commenté les décisions de justice alors que les opposants se sont permis de le faire. Aujourd’hui, je m’insurge : à peine après avoir perdu, ils expliquent qu’ils vont recommencer leur pseudo combat. Quel est ce combat ? Emmerder les gens qui font, empêcher les acteurs économiques d’investir pour notre pays. Ces gens sont des traîtres au territoire”, s’insurge-t-il dans une interview rapportée par La Dépêche du Midi.
Il a également menacé les associations opposantes de les “ruiner” financièrement si elles poursuivaient leurs actions en justice. En réaction, plusieurs collectifs ont vivement dénoncé ces propos. Dans un communiqué, publié par Le Journal Toulousain, France Nature Environnement Occitanie, Les Amis de la Terre, DAL 31 et Non au Gratte-ciel évoquent des “tentatives d’intimidation” et des “injures publiques” de la part du promoteur. Les associations rappellent aussi des précédents à Nice, où le groupe Compagnie de Phalsbourg a été impliqué dans une affaire judiciaire autour du projet Iconic. Un immeuble de grande hauteur prévu près de la gare Thiers. En 2024, Philippe Journo, ainsi que son partenaire local Paolo Celi, ont été placés en garde à vue pour des soupçons de trafic d’influence liés aux conditions d’attribution du terrain. Ils ont depuis été relâchés sans poursuites à ce stade.
- Chronologie d’un projet d’envergure
L’idée d’une tour haute près de la gare Matabiau remonte à 2017. C’était à l’origine un appel à projet lancé par la SNCF pour aménager un terrain qui abritait alors l’ancien centre de tri postale. Elle a été présentée pour la première fois à Cannes, au salon international de l’immobilier réunissant investisseurs et promoteurs. Le projet est porté par la Compagnie de Phalsbourg. Le parti architectural est confié à Daniel Libeskind. Il s’agit d’un immeuble mixte de grande hauteur de 153 mètres. Il doit accueillir bureaux, commerces, un hôtel, des logements et un restaurant panoramique.
Permis de construire, arrêté municipal et permis de démolir

La phase décisive administrative intervient en 2019. Après enquête publique et instruction, le maire de Toulouse signe l’arrêté délivrant le permis de construire le 23 juillet 2019 à la Compagnie de Phalsbourg. Ce permis autorise la construction d’un immeuble de grande hauteur (IGH) et comprend également un permis de démolir les constructions existantes sur la parcelle. Sur le plan administratif et jurisprudentiel principal, le permis est validé à plusieurs degrés. Rejet initial des recours gracieux, rejet par le tribunal administratif, et confirmation en appel par la Cour administrative d’appel.
La délivrance du permis déclenche immédiatement des oppositions. D’abord des recours gracieux auprès de la mairie, puis des recours contentieux portés par plusieurs associations et riverains. Ces requérants demandent l’annulation de l’arrêté municipal du 23 juillet 2019, invoquant des motifs variés : non-conformité, insuffisance de la prise en compte des enjeux environnementaux et paysagers, difficultés sur la question du logement social, et vice de procédure lors de l’enquête publique.
Interventions de la justice
Le tribunal administratif de Toulouse a examiné ces recours. Par un jugement rendu en 2022, il a rejeté les demandes d’annulation du permis. Cette décision a conduit certaines associations à poursuivre le contentieux devant les juridictions supérieures. Le dossier a ensuite franchi plusieurs degrés de juridiction. La Cour administrative d’appel de Toulouse a rendu, le 15 février 2024, un arrêt confirmant la légalité de l’arrêté municipal du 23 juillet 2019 et la délivrance du permis de construire par la mairie. Le Conseil d’État a également été saisi. Ces juridictions ont examiné la régularité de la procédure d’instruction, l’évaluation des impacts et le respect des règles d’urbanisme.
En tant qu’immeuble de grande hauteur, le projet de la Tour Occitanie relève d’un cadre réglementaire spécifique. Il est soumis à des règles renforcées de sécurité incendie. Il doit respecter des normes d’accessibilité et implique des exigences en matière de résistance structurelle. Des études d’impact environnemental et paysager sont également imposées. Le dossier d’instruction comprend des études de structure, de sécurité, d’acoustique et d’environnement. Il inclut aussi des plans d’implantation. La commission d’enquête publique formule des observations. Selon la mairie, ces remarques ont été prises en compte avant la décision. Ces éléments constituent des pièces centrales dans le permis et dans les débats juridiques.
Incertitudes sur le démarrage des travaux
Le calendrier a été mouvementé. Des communiqués et sites de promotion évoquent un début des travaux autour de 2021–2022. Ils ont ensuite été retardés pour des raisons liées aux recours et à la coordination avec les aménageurs ferroviaires. Les contentieux ont ralenti la mise en chantier réelle. Les promoteurs ont aussi dû gérer des questions relatives aux interfaces avec les infrastructures ferroviaires et au futur développement urbain de Matabiau.
En appel, la cour administrative d’appel de Toulouse a confirmé, le 15 février 2024, la légalité de l’arrêté de 2019. Les juges ont souligné qu’à l’échelle du grand projet urbain, la tour pouvait être perçue comme un “signal architectural fort” et ne portait pas atteinte au paysage du canal du Midi. Parallèlement, les associations requérantes ont porté l’affaire en cassation devant le Conseil d’État. Plus récemment, en août 2025, un nouveau point technique concerne les fondations. Le promoteur affirme qu’aucun nouveau permis modificatif n’est nécessaire malgré la proximité du tunnel du métro. La presse locale a également signalé que les opposants n’avaient pas obtenu de nouveau permis concernant ce passage. Toutefois, la mise en chantier effective dépend encore d’étapes pratiques comme le financement, les appels d’offres et la coordination avec les travaux ferroviaires et métropolitains.
En résumé, qui décide quoi ?
- Mairie de Toulouse : délivre le permis de construire, l’acte municipal clé.
- Services de l’État et le préfet : peuvent être saisis pour vérifier le respect des règles spécifiques aux immeubles de grande hauteur.
- Juridictions administratives :
Tribunal administratif : premier examen des recours.
Cour administrative d’appel : contrôle des décisions du tribunal.
Conseil d’État : pourvoi sur points de droit ou questions de cassation. - Promoteur et architecte : Compagnie de Phalsbourg et Daniel Libeskind portent le projet. Responsables des études, du financement et de la mise en œuvre technique, du plan architectural à la construction concrète.
- Enjeu urbain : un projet phare ou une rupture architecturale et durable ?
La Tour Occitanie pose la question de la verticalité à Toulouse. La ville est historiquement caractérisée par des hauteurs limitées et l’uniformité de sa brique rose. Une construction de 153 mètres à proximité de la gare Matabiau représente une rupture notable dans cette continuité visuelle. Il interroge aussi sur la cohérence de la skyline et sur l’impact visuel pour les quartiers avoisinants. Le contraste entre l’architecture historique et la silhouette contemporaine de la tour constitue un point de tension dans l’avis public.
L’émergence de la Tour Occitanie s’inscrit dans un débat plus large sur la place des tours dans les villes moyennes françaises. L’optimisation de l’espace autour des gares sont souvent avancées comme des justifications. Mais ce type de construction se confronte à la préservation du patrimoine historique et paysager. À Toulouse, la proximité du canal du Midi, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1996, et des bâtiments protégés amplifie cette tension. Le canal, emblème du patrimoine toulousain et corridor paysager majeur, impose des contraintes sur la hauteur et l’implantation des constructions voisines afin de le préserver.
Une question environnementale de mise
Les enjeux écologiques de la Tour Occitanie s’inscrivent pleinement dans le projet durable du Grand Matabiau. La commission d’enquête publique d’avril 2019 a évalué les performances environnementales de la tour et du quartier. Selon ce rapport, la tour aura des besoins en énergie primaire de l’ordre de 71,1 kWhep/m²/an, soit environ 20 % de moins que le seuil réglementaire. Ce niveau est modeste comparé aux bâtiments basse consommation mais reste performant face à d’autres tours existantes. Certaines consomment entre 230 et 500 kWhep/m²/an. La commission relève toutefois que ces estimations ne prennent pas en compte certains postes énergétiques non négligeables. Elle constate aussi que les matériaux envisagés : béton, verre et métal ont une “très forte intensité énergétique” et recommande fortement d’envisager des matériaux recyclés ou biosourcés.
Pour l’eau, la commission note que l’estimation de 2 300 m³/an pour les plantations hors sol paraît faible par rapport à la surface végétalisée annoncée (2 205 m²). Le projet fait appel au paysagiste Nicolas Gilsoul pour implanter 450 arbres répartis sur les 50 étages. Le projet du Grand Matabiau, quais d’Oc, labellisé écoquartier depuis 2022, prévoit également des bâtiments bioclimatiques, une grande trame végétale avec plus de 700 arbres plantés, ainsi que des espaces d’eau.

Richard Mébaoudj, président de l’association Non au Gratte-ciel de Toulouse, revient sur l’impact environnemental du projet de la Tour Occitanie.
Selon vous, la Tour Occitanie prend-elle suffisamment en compte les enjeux environnementaux de Toulouse ?
Pratiquement pas. Il n’y a aucun dispositif durable. Déjà, pour le réchauffement, c’est quasiment que du béton et du verre, au niveau de la construction. Pour l’eau, il n’est pas prévu de dispositif avec le canal juste à côté. Ils n’utiliseront que de l’eau du robinet. Déjà que Toulouse manque de source actuellement, imaginez. On n’a zéro garantie pour l’instant. Ils ne vont reposer que sur des énergies qui vont polluer. On ne peut pas prétendre avoir des énergies positives dans un bâtiment de plus de 50 mètres, c’est démontré.
Pensez-vous que la tour peut devenir un modèle de construction durable ou qu’elle risque surtout d’être un symbole ?
Avant tout, vu que c’est un promoteur, ce sera un sujet financier. On n’a aucune certitude. C’est pour faire de l’argent. Depuis le début du projet, en 2017, le monde a évolué à l’envers. Les taux d’intérêt ont changé, les chaînes d’approvisionnement ont changé. Si c’était vraiment pour un symbole d’architecture, on aurait construit une tour de 1000 mètres, pas une infrastructure de 150 mètres avec des arbustes en pot.
Une tour comme miroir des choix de la ville
En réalité, cette esquisse du nouveau visage toulousain parle moins de la tour elle-même que de la ville qui la regarde. La Tour Occitanie agit comme un révélateur. Elle met au jour les tensions entre ambition métropolitaine et attachement patrimonial. Entre promesse d’attractivité et crainte de la transformation écologique ou sociale. Ce qu’elle engendre, c’est un questionnement permanent sur la manière dont Toulouse veut évoluer, se densifier, et assumer ou non une rupture architecturale.
Et au fond, que la tour se construise ou non, elle aura déjà produit un effet. Elle a obligé la ville à se demander jusqu’où elle est prête à aller pour dessiner son futur. Peut-être que le vrai “nouveau visage toulousain” ne tiendra pas à une silhouette de verre, mais à la façon dont ses habitants et ses élus se saisiront de ce débat pour imaginer ce que doit être une métropole du XXIᵉ siècle.
Mila Lartigue et Lola Berdos


