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La Cartoucherie : Deux ans déjà, et une identité qui perdure

Vue aérienne de la Cartoucherie, 1967

Deux ans après leur ouverture, les Halles de la Cartoucherie sont devenues un lieu central du nouvel éco-quartier toulousain. Installés dans une ancienne friche militaire, ils accueillent aujourd’hui restaurants, espaces associatifs, événements et activités sportives. Le bâtiment est devenu un passage obligé pour les habitants du secteur, mais aussi pour les Toulousains curieux de découvrir ce nouveau quartier. L’endroit attire chaque semaine des milliers de visiteurs et s’est installé dans le paysage comme un lieu de vie à part entière. Pourtant, derrière le succès du lieu, habitants, anciens ouvriers et commerçants portent des regards variés. Chacun observe l’évolution du quartier avec ses attentes, ses inquiétudes ou son enthousiasme, et c’est ce mélange de points de vue qui façonne la Cartoucherie d’aujourd’hui.

Plan de l’aménagement du quartier, 2020.
Plan de l’aménagement du quartier, 2020. ©Association des Anciens de la Cartoucherie

Une histoire industrielle encore très présente

Longtemps fermée au public, la Cartoucherie a été pendant des décennies l’un des principaux sites militaires de Toulouse. L’association des Anciens rappelle que le lieu s’étendait sur « 16 hectares, 395 bâtiments », un chiffre qui donne une idée de l’ampleur de cet ensemble industriel. Dès la Révolution, on y fabriquait des munitions pour l’armée française. Avec les guerres successives, l’activité n’a cessé de se renforcer et ce sont des milliers d’ouvriers qui ont occupé les ateliers, les laboratoires et les entrepôts. Beaucoup y ont passé une grande partie de leur vie professionnelle et gardent de cette période un souvenir fort. Le site fonctionnait presque comme une ville dans la ville, avec ses mouvements perpétuels, ses équipes, ses rythmes et ses règles.

À partir des années 1990, l’activité décline. Les bâtiments se vident progressivement et la fermeture complète intervient au début des années 2000. Pour les anciens salariés, cette période reste douloureuse. En 2010, la destruction du site marque une rupture nette. « Même le monument aux morts est passé sous la pelleteuse », racontent-ils encore aujourd’hui. Beaucoup ont vécu cette démolition comme une disparition brutale de leur histoire et de leur quotidien de travail. Les traces du passé semblaient destinées à s’effacer entièrement, malgré l’importance du lieu dans la mémoire ouvrière toulousaine.

C’est dans ce contexte que se crée l’Association des anciens de la Cartoucherie. Ses membres, attachés au site, ont collecté photos, documents et objets sauvés avant la destruction. Leur objectif est simple : préserver une histoire qui aurait pu disparaître complètement. « On a récupéré des documents, des photos, des films… », expliquent-ils. Ils espèrent transmettre ces archives aux institutions publiques pour que les générations futures puissent comprendre ce qu’était la Cartoucherie avant sa transformation. Le travail de l’association est aujourd’hui l’un des rares liens tangibles entre le passé industriel et le nouveau quartier.

Lorsque la ville lance son projet de réaménagement, le bâtiment des Halles est l’un des très rares éléments à être conservé. Son architecture métallique, ses poutres et son volume impressionnant en font un témoin direct de l’époque où les ateliers étaient encore en activité. Ce choix permet d’intégrer une part du passé dans un quartier complètement repensé. Autour des Halles, on trouve désormais des logements, des équipements sportifs, des écoles, des jardins partagés et des espaces verts. La création de pistes cyclables et la réduction de la place de la voiture sont venues compléter le projet d’éco-quartier. L’ouverture des Halles en 2022 marque une étape symbolique : elle redonne vie à un site longtemps abandonné et ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire du quartier.

Vue aérienne, 1987. ©Association des anciens de la Cartoucherie

L’immobilier dans le quartier

Les chiffres varient selon les agences immobilières, mais on peut donner des ordres de grandeur pour le secteur Fontaine-Bayonne / Cartoucherie et l’avenue de Grande Bretagne : aujourd’hui (2024–2025), les prix varient autour de 3 400–3 600 €/m² en moyenne, avec des écarts d’environ 2 400 à plus de 5 500 €/m² selon le type de bien et l’état. Il y a 5 ans : les prix du quartier étaient plutôt dans une fourchette autour de 3 200–3 400 €/m², donc un cran en dessous de la situation actuelle. Enfin, il y a 10 ans : le secteur était encore en pleine mutation, avec des prix nettement plus bas, proches des anciens niveaux de l’ouest toulousain (ordre de grandeur autour de 2 500–2 800 €/m² selon le type de bien). En une dizaine d’années, on est passé d’une friche industrielle en reconversion à un écoquartier dense, aujourd’hui autour de 5 500 habitants et 2 500 étudiants, avec encore des logements à venir d’ici 2030. La population s’est rajeunie, avec beaucoup de ménages actifs, familles avec jeunes enfants et étudiants, ce qui se voit dans la présence d’équipements scolaires, de coliving et de logements sociaux récents.

Le quartier de la Cartoucherie. ©Les Yeux Carrés
Le quartier de la Cartoucherie. ©Les Yeux Carrés

Vivre à la Cartoucherie depuis l’ouverture des Halles, c’est surtout profiter d’un quartier où beaucoup de choses du quotidien se font désormais à pied, dans un cadre vivant et moins saturé que le centre-ville. Les Halles regroupent au même endroit restauration, marché, sport, espaces de travail et animations, ce qui limite les déplacements en voiture pour manger, faire ses courses ou voir des amis. Pour les habitants, cela veut dire pouvoir enchaîner facilement journée de boulot, sport et soirée sans traverser la ville, avec un gain de temps et de confort.

Ambiance de quartier

L’ouverture des Halles a densifié la vie sociale : événements réguliers, propositions jeune public, débats, soirées ludiques ou DJ sets structurent une sorte de « calendrier » commun, qui rend les rencontres plus naturelles entre voisins. Le quartier gagne en animation sans devenir un « centre-ville bis » étouffant : on reste dans une échelle de voisinage, avec terrasses, enfants qui jouent dehors et une ambiance décrite comme conviviale par de nombreux habitants. Lawi, habitante du quartier depuis 3 ans, nous confie : “L’ambiance est super bien, il y a tout à proximité. Dans les halles il y a des jeux et des animations pour les enfants donc moi qui en ait 3 c’est pratique. Tout est proche, on a tout et on n’a pas besoin de sortir du quartier. Souvent aussi ils font des animations sur la place centrale pour les enfants donc ça me va. On a le tramway, le bus, la boulangerie et même un cinéma depuis peu. Les projets d’animations sont supers, même si des fois il y a plus de bruit qu’autre chose mais on n’apprécie quand même qu’il y ait du monde et du balcon on peut tout voir. C’est génial de vivre ici, c’est un beau quartier.”




Agenda de la semaine, site des Halles de la Cartoucherie.
Agenda de la semaine. ©Site des Halles de la Cartoucherie

Mixité des usages

Le fait d’avoir, dans un rayon très court, logements, écoles, activités sportives, espaces associatifs, culturels et de coworking change la manière de vivre le quartier au quotidien. On peut y travailler, se divertir, s’engager dans la vie associative ou juste flâner, ce qui donne le sentiment d’un lieu habité et pas seulement d’un « quartier dortoir » autour d’un équipement phare. En plus des nombreux commerces présents dans le quartier, une librairie a ouvert. Gwenaëlle y travaille depuis le mois de mars 2025. La librairie existe à Saint-Cyprien à la base. Dès lors de l’ouverture des Halles, un projet d’en ouvrir une est né. “C’est une clientèle assez familiale, mais notamment des personnes qui n’ont pas l’air d’avoir beaucoup été dans des librairies auparavant. Le week-end c’est beaucoup des touristes qui viennent découvrir les halles avec petit à petit une fidélisation. C’est beaucoup de gens qui ont quand même un pouvoir d’achat et un capital culturel qui diffère de la librairie à Saint-Cyprien ou on sent qu’ils sont plus habitués.” Dès qu’il y a des événements, les commerçants de la Cartoucherie s’associent et participent aux événements pour les faire connaître. “Il y a une bonne entente entre nous les commerçants d’ici, on prend le temps de se connaître.”

Atouts urbains et pratiques

La Cartoucherie garde les avantages de la ville (transports en commun, proximité du centre, offre de services) tout en restant plus respirable que les hyper-centres les plus denses. Les aménagements d’écoquartier (espaces publics pensés pour les piétons, gestion de l’énergie, densité mesurée) se ressentent dans la manière de circuler, de se croiser et d’occuper les places autour des Halles. Anaïs est chargée de communication aux Halles de la Cartoucherie. Elle nous explique que le projet est né d’un appel à manifestation de la mairie, avec un collectif d’acteurs de l’économie sociale et solidaire qui a répondu au projet et qui a proposé de faire de cet espace un espace hybride (restauration, sportif, culturel). De vrais moyens de communications sont mis en place : “on affiche la programmation mensuelle un peu partout, on utilise le print, les relations presse ou le digital (site internet, réseaux sociaux).” Des événements sont souvent renouvelés et proposés aux habitants du quartier, à qui sont envoyés des courriers pour les prochaines animations et une newsletter. Les personnes susceptibles d’être intéressées sont ciblées. 

Intérieur des Halles de la cartoucherie © Maxime Fayolle
Intérieur des Halles de la cartoucherie © Maxime Fayolle

Nuisances et sur-fréquentation

Depuis l’ouverture des Halles, la fréquentation du quartier a augmenté, ce qui peut se traduire par plus de bruit le soir (terrasses, événements, flux de clients) et un sentiment de sur-occupation de l’espace public pour certains riverains. Les habitants parlent aussi de difficultés de stationnement et de voitures garées « n’importe où », notamment parce que l’offre de parkings de rue est limitée et que certains refusent de payer les parkings en silo. Pour Christine, habitante de la Cartoucherie : “C’est convivial, mais je trouve que les halles sont trop bruyantes car il y a trop de monde. Il y a de nombreux avantages à vivre ici, c’est qu’on à tout à côté. Les animations qui sont proposées sont bien, mais le problème c’est qu’il y a trop de monde à chaque fois, donc en général je n’y vais plus… Il y a du monde depuis qu’il y a les halles, et tant mieux, c’était le risque.”

Chantier permanent, chaleur et manque de verdure

Même si la Cartoucherie est pensée comme un écoquartier, de nombreux retours pointent une forte minéralisation, des immeubles serrés et un manque de grands espaces verts ombragés, ce qui rend le quartier très chaud en été. Certains parlent d’un urbanisme « très bétonné » et d’espaces verts encore trop jeunes ou insuffisants pour jouer pleinement leur rôle de fraîcheur et de respiration. L’attractivité du quartier a nettement augmenté avec l’ouverture des Halles de la Cartoucherie en 2023, qui ont généré une forte fréquentation et donné une image « lieu de sortie » à l’échelle de toute l’agglomération. Le quartier étant encore en développement, la présence continue de chantiers amène bruit, camions, poussière et une impression de vivre dans un environnement inachevé. Cette situation peut être pesante pour les habitants de longue durée, surtout lorsqu’elle se prolonge plusieurs années avec l’arrivée de nouvelles tranches immobilières. La Cartoucherie est dominée par du logement neuf ou très récent, avec une forte présence d’investisseurs (locatif) mais aussi de jeunes accédant à la propriété attirés par le tram et les services. Le quartier reste donc un marché prisé, avec un volume important de ventes d’appartements et une demande locative soutenue (étudiants, jeunes actifs, cadres). 

Ambiance sociale et « effet bobo »

Plusieurs avis évoquent une ambiance « quartier bobo », avec des prix en hausse, une offre très orientée vers une clientèle jeune et urbaine, ce qui peut donner le sentiment d’un lieu un peu homogène socialement et pas forcément inclusif pour tous. De nombreux commerçants déclarent avoir à faire à une clientèle “aisée”, des touristes ou des hommes d’affaires, ce qui renforce cette vision bourgeoise.  Marie-Lou a 21 ans et travaille dans un stand de coquillettes à la Cartoucherie :  “C’est un lieu assez privilégié pour cette enseigne. Le public est très divers mais dans la même classe sociale : on va avoir tous les âges et toutes les cultures, mais c’est quand même des personnes qui ont un certain pouvoir d’achat.” Elle reconnaît que ce lieu reste assez cher même si certains évènements culturels qui sont mis en place sont gratuits. “ Lorsqu’il y a d’autres groupes de personnes qui ne viennent pas de Toulouse c’est quand il va y avoir des congrès, souvent à Compans-Caffarelli, ça va être des groupes d’hommes bien habillés qui parlent anglais ou espagnol, et qui viennent ici manger ou visiter”. 

Restauration proposée sous les Halles. ©Site des Halles de la Cartoucherie
Restauration proposée sous les Halles. ©Site des Halles de la Cartoucherie

Commerçants extérieurs aux halles 

Nicolas Lepetitcorps, gérant du Carthel depuis 7 ans et gérant de la brasserie Munitionnettes depuis 3 ans, président de l’association commerçante depuis 4 ans et habitant du quartier, dresse un bilan très négatif en tant que commerçant. Depuis l’ouverture des Halles de la Cartoucherie, ce gestionnaire a perdu 60% d’activité, et est aujourd’hui en redressement judiciaire. « Dans trois mois je ne suis plus là. Si ça ne marche pas, je ferme ». Cette chute l’a obligé à passer de 25 salariés à 9, à fermer un jour et demi par semaine alors qu’il était ouvert 7 jours sur 7, alors même qu’il marchait « très bien l’année avant les Halles ». Nicolas avait justement misé sur les Halles comme « locomotive » du quartier, mais que, dans les faits, « il n’y a pas de répercussions sur les commerçants » et que « pour les commerçants, c’est un peu à perte au final l’ouverture ». Il constate que les Halles aspirent la clientèle, alors que lui propose par exemple la pinte à 4,50€, l’une des moins chères de la place, sans que cela suffise à ramener du monde. Il dénonce un décalage entre le discours d’« économie sociale et solidaire » affiché par les Halles dans la presse, alors que la réalité est toute autre. Il reproche notamment aux Halles d’avoir voulu reprendre des concepts déjà portés par des indépendants (bar à cocktails, brunch drag queen, restaurant vietnamien, lieu pour enfants « Les Petits Tous »), ce qui donne le sentiment qu’au lieu d’amener une complémentarité dans le quartier, ils écrasent les commerces indépendants. Un autre point négatif fort pour lui est l’absence de vraie mise en avant des commerces autour des Halles. L’un des restaurants près des Halles a même récemment fermé, manque de clientèle. Lors de la privatisation récente d’un jeudi soir, il raconte qu’il a lui-même communiqué sur Instagram pour renvoyer les clients vers les indépendants. « Les commerces indépendants se sentent oubliés du quartier. » 

Drag Brunch, concept du restaurant “Les Munitionnettes”. © Nicolas Lepeticorp
Drag Brunch, concept du restaurant “Les Munitionnettes”. ©Nicolas Lepeticorp

Espérances futures : un lieu à équilibrer et à préserver

Les deux ans d’existence des Halles permettent aujourd’hui de mieux comprendre ce que le projet pourra devenir dans les prochaines années. Plusieurs enjeux se dégagent et montrent que l’évolution du quartier est loin d’être terminée.

Le premier enjeu concerne l’équilibre commercial. Les commerces indépendants autour des Halles espèrent une coopération plus forte avec la structure. Beaucoup souhaiteraient une communication commune, des événements partagés ou une mise en avant des petites enseignes du quartier. L’idée serait que la fréquentation importante des Halles profite aussi à leurs voisins. Certains commerçants estiment que cela permettrait de créer une dynamique plus harmonieuse et de réduire les écarts entre les grandes structures installées sous la halle et les petits établissements implantés dans les rues adjacentes. La question de l’équilibre reste un point de vigilance pour les prochaines années.

Vient ensuite l’enjeu de l’identification du lieu. Les anciens de la Cartoucherie apprécient que le nom du site ait été conservé, tout comme une partie du bâtiment d’origine. Pour eux, c’est une manière de reconnaître l’histoire ouvrière du quartier. Pourtant, ils remarquent aussi que l’industrie a laissé place à des activités plus tertiaires, plus axées sur le loisir et la restauration. Ils souhaitent que la mémoire du site reste visible et que des initiatives pédagogiques puissent être mises en place. Des expositions, des panneaux explicatifs ou des visites pourraient contribuer à rappeler ce qu’était la Cartoucherie avant sa métamorphose.

Le dernier enjeu est social. Le quartier accueille chaque année de nouveaux habitants et continue de se densifier au rythme des constructions. Les Halles peuvent jouer un rôle important dans cette évolution : elles offrent un espace ouvert où les générations se croisent, où les associations organisent leurs activités et où les habitants se rencontrent. Les événements, ateliers et animations qui y sont proposés participent à créer un véritable lieu de vie. Pour ceux qui y participent régulièrement, le lieu possède un potentiel fort, à condition qu’il reste accessible pour tous et ne devienne pas un espace trop spécialisé ou trop commercial.

Comme le résume un commerçant : « On pourrait tous s’en sortir, se tirer vers le haut. » Cette phrase reflète bien l’état d’esprit général : l’envie de voir le quartier continuer de grandir, mais de manière équilibrée. L’avenir des Halles dépendra de leur capacité à rester un moteur pour la vie de quartier sans désavantager ceux qui y vivent ou y travaillent. Leur réussite passera par la coopération, la diversité des activités et la place qu’elles accordent à l’histoire du lieu. Les prochaines années seront donc décisives pour confirmer ce que les Halles sont en train de devenir : un espace vivant et partagé, au cœur d’un quartier en permanente évolution.

Équipe du restaurant “Les Munitionnettes”.  © Camille Gillet-Labrit
Équipe du restaurant “Les Munitionnettes”.  ©Camille Gillet-Labrit

Romane Rustem & Camille Gillet-Labrit

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