Toulouse, berceau de l’aéronautique française, fait face à un paradoxe : l’aéroport de Toulouse-Blagnac, moteur économique de la région, génère un bruit qui pèse sur le quotidien des riverains. Entre collectifs citoyens et dispositifs mis en place pour limiter les nuisances, certains habitants demandent une meilleure protection alors que le trafic perdure.
55 décibels en théorie, mais un vacarme bien réel. Dans son appartement du quartier Saint-Cyprien, à Toulouse, Chantal Beer-Demander doit hausser le ton à chaque passage d’avion. « On finit par ne plus s’entendre autrement qu’en criant un peu », confie-t-elle, mi-amusée, mi-exaspérée. Depuis sa fenêtre, les appareils qui décollent de Blagnac tracent leur sillon sonore au-dessus de la Garonne. À force, ce bruit incessant s’est transformé en combat.
Depuis plus de trente ans, cette enseignante à la retraite préside le Collectif contre les nuisances aériennes de l’agglomération toulousaine (CCNAAT). Fondée en 2000, l’association fédère aujourd’hui vingt et une structures de riverains. Ensemble, elles réclament une reconnaissance officielle du problème : à Toulouse, les nuisances sonores touchent plus de 100 000 habitants, selon les données de l’observatoire du bruit de l’aéroport.

Des aides dérisoires face au bruit
Les riverains vivent pour la plupart dans le périmètre du Plan d’exposition au bruit (PEB). Ce document officiel délimite les zones les plus exposées aux décibels et définit qui peut bénéficier d’aides pour l’insonorisation. Le PEB de l’aéroport de Toulouse-Blagnac a été approuvé par la préfecture dans l’arrêté du 21 août 2007. Son objectif : délimiter les zones les plus exposées au bruit et définir les mesures de protection pour les habitants. Ce plan classe les habitations du rouge (plus exposées) au bleu (moins touchées). Ironie du sort, Chantal habite dans la zone bleue, mais entend chaque passage d’avion.
Les aides prévues sont plafonnées entre 6 000 et 20 000 euros selon le logement. Elles permettent d’insonoriser toiture et fenêtres, mais restent insuffisantes. « C’est dérisoire, et un peu hypocrite. On ne te donne un casque que lorsque tu as reçu une brique sur la tête », explique la militante.
Le dispositif ne règle rien : il exclut ceux vivant hors PEB, alors même qu’ils subissent le passage incessant des avions, et n’empêche pas le bruit : « L’hiver, quand tout est fermé, ça aide un peu. Mais l’été, on ouvre les fenêtres, et les avions repassent. » Paradoxalement, la commune de Blagnac, où se trouve l’aéroport, est relativement épargnée. Les quartiers toulousains comme Saint-Cyprien, Purpan, Lardenne encaissent le vacarme. « On a fait croire aux habitants que l’aéroport serait délocalisé, mais c’était faux », raconte Chantal. Son mot d’ordre : contraindre, pas interdire. « On ne veut pas empêcher l’aéroport d’exister, mais il faut le restreindre. »

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Le plan préfectoral encore flou
En septembre 2024, le préfet de Haute-Garonne a présenté un plan de réduction du bruit fondé sur “l’approche équilibrée”, censée concilier activité économique et qualité de vie des riverains. Selon France Bleu Occitanie (21 septembre 2024) et La Tribune Toulouse (mars 2025), ce plan prévoit notamment l’interdiction des décollages entre minuit et six heures, un plafond d’environ 400 vols retardés autorisés chaque année pour raisons opérationnelles, ainsi qu’un renforcement du suivi acoustique grâce à six stations de mesure réparties dans l’agglomération. Il prévoit aussi la révision du PEB afin d’intégrer les zones aujourd’hui non couvertes.
Mais un an plus tard, aucune traduction concrète de ce plan n’a encore été publiée au Journal officiel. Pour Chantal Beer-Demander, ces mesures restent “purement cosmétiques”. “On annonce des restrictions, mais on multiplie les exceptions. Tant qu’il y aura des dérogations, le bruit ne baissera pas”, déplore-t-elle.
La préfecture de Haute-Garonne n’a pas souhaité répondre aux demandes de précisions sur le plan préfectoral. Dans ses communiqués publics, elle affirme pourtant “travailler à un équilibre entre attractivité économique et santé publique”. Un équilibre que les associations jugent encore très théorique.
Le couvre‑feu nocturne : promesse en suspens
Pour l’aéroport toulousain, il n’existe pas de couvre‑feu strict comme à Orly ou Roissy. Le plan préfectoral présenté en septembre 2024 évoque l’interdiction des décollages entre minuit et six heures, mais cette mesure n’a pas été officialisée par un arrêté légal. En pratique, certains vols commerciaux continuent d’être autorisés la nuit pour des raisons opérationnelles ou commerciales, ce qui limite l’impact réel sur la tranquillité des riverains.
Les données disponibles indiquent que les vols après minuit restent fréquents. Pendant l’été 2024, 473 mouvements nocturnes ont été enregistrés. Parmi ces vols, Ryanair et EasyJet représentent la majorité. Ces compagnies low cost assurent environ 82 % des décollages en cœur de nuit.
Pour les riverains, l’absence de couvre‑feu officiel est une source d’inquiétude. Chantal Beer-Demander résume ce sentiment : « Sans un véritable couvre‑feu légal et contrôlé, on ne pourra pas dormir tranquillement. »

Les risques du bruit pour la santé
Le combat pour un couvre-feu nocturne s’appuie aussi sur des arguments sanitaires. D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le bruit aérien supérieur à 45 décibels la nuit favorise l’hypertension, les troubles du sommeil et les maladies cardiovasculaires.
Le Conseil national du bruit (CNB) rappelle de son côté que le bruit des avions est “l’une des nuisances les plus perturbantes pour le sommeil, même à faible intensité”. À Toulouse, certaines stations de l’observatoire enregistrent régulièrement des pics supérieurs à 70 décibels lors du passage d’un avion, selon les données publiques de Bruitparif Occitanie.
« Mal dormir, c’est un problème de santé publique, pas une fatalité », insiste Chantal.
Entre dispositifs et réalité vécue
Malgré les dispositifs existants, le décalage entre théorie et pratique reste flagrant. Le PEB définit qui peut bénéficier des aides à l’insonorisation et classe les zones selon l’exposition au bruit. Pourtant, de nombreux habitants situés en périphérie ou dans des zones “bleues” continuent de subir des pics sonores supérieurs à 65 décibels, selon les relevés de l’observatoire de Toulouse-Blagnac.
Le plan préfectoral de septembre 2024, qui promettait un suivi renforcé et un encadrement des vols nocturnes, n’a encore donné lieu à aucune application concrète. Cette situation illustre le contraste entre les ambitions affichées par les autorités et le vécu quotidien des riverains. Beaucoup se plaignent d’un sommeil perturbé et d’un stress accru, en dépit des aides disponibles.
Ces chiffres et dispositifs prennent tout leur sens lorsqu’on tend l’oreille aux habitants. Certains témoignent d’une amélioration relative grâce aux travaux d’insonorisation. D’autres continuent de subir le vacarme des avions, même dans les zones officiellement protégées.
Ces voix directes permettent de comprendre l’efficacité réelle des mesures et les limites de la politique actuelle. Un phénomène qui touche plusieurs dizaines de milliers de Toulousains.
Le brouhaha du ciel, ressenti selon où l’on habite
À quelques centaines de mètres de l’aéroport, le ressenti des riverains varie fortement selon qu’ils vivent ou non dans l’axe des pistes. Périne, installée à une centaine de mètres des installations mais légèrement décalée par rapport aux trajectoires d’atterrissage, vit une nuisance sonore plus diffuse.
Les avions ne passent pas directement au-dessus de son logement, et le bruit dépend largement du vent et des conditions météo. « Ce qui fait la différence, c’est qu’on n’est pas dans l’axe. À Hausson par exemple, nos amis sont en plein dedans, ils sont beaucoup plus dérangés que nous” explique t-elle sur son palier de maison. La nuit reste relativement paisible, sans vols entre 23 h et 5 h selon elle.
Grâce au double vitrage financé par les aides à l’insonorisation, elle dit s’être habituée au passage des appareils, même si certains épisodes restent marquants, comme lorsque des moteurs tournent longuement au sol, l’ayant poussée à déposer des réclamations.
Quelques rues plus loin, Stéphanie vit une réalité plus brutale : sa maison se trouve pile dans l’axe d’atterrissage. Les avions y sont beaucoup plus audibles, leur passage se faisant sentir immédiatement. Pourtant, cette exposition directe ne la dérange pas. Installée depuis un an, elle estime s’être rapidement habituée, d’autant que son logement est bien isolé.

Elle assure également que les vols cessent en soirée, autour de 21 h, ce qui préserve ses nuits. Son rapport au bruit s’explique aussi par son vécu : ayant longtemps habité un quartier marqué par les nuisances urbaines, cris, motos, coups de feu, elle considère celui des avions comme bien plus supportable. « Je préfère avoir les avions que des gens qui crient ou se tirent dessus », dit-elle, juste avant qu’un appareil passant au-dessus de nous ne coupe la conversation.
Ces deux témoignages illustrent un phénomène que les associations locales dénoncent depuis des années, l’impact du trafic aérien sur les habitants dépend fortement de l’alignement avec les pistes. Une même zone géographique peut ainsi rassembler des riverains à la fois résignés, habitués ou encore profondément affectés par le bruit, selon leur emplacement précis et leur quotidien.
Une bataille politique autant que sonore
À Toulouse, capitale européenne de l’aéronautique et siège d’Airbus, le sujet dérange. « C’est difficile pour la ville de reconnaître que son aéroport perturbe, alors qu’elle se présente comme la capitale de l’aviation française », constate la militante. Le dialogue avec les autorités reste tendu : « Il y a beaucoup de partenaires, on communique via une instance, mais le maire aime les avions », glisse-t-elle. Elle mise sur les municipales de 2026 pour faire évoluer les choses.
Sous la pression du CCNAAT, un observatoire du bruit a été mis en place autour de Blagnac. Six stations mesurent les nuisances et diffusent les données en temps réel. Initialement, la gestion de ces mesures par Bruitparif faisait débat ; depuis, la supervision est revenue à la préfecture, une “petite victoire” pour le collectif.
Originaire de l’Ariège, installée à Toulouse depuis la fin des années 1980, Chantal se définit comme militante. En plus du CCNAAT, elle dirige l’Union française contre les nuisances des aéronefs (UFCNA). Son engagement s’est forgé entre pétitions, recours et actions symboliques. Une nuit, le collectif a installé des sacs de couchage à l’aéroport : « On a dormi là-bas, au moins il n’y avait pas de bruit d’avion ! »
Son combat dépasse le confort sonore : il interroge le modèle de développement de la métropole. « On ne demande pas la fermeture de l’aéroport, on demande qu’il respecte ses voisins », résume-t-elle. À l’heure où Toulouse revendique son statut de capitale de l’aéronautique, la bataille du silence reste inachevée. Entre impératifs économiques et santé publique, le ciel toulousain continue de faire débat.
Sources consultées :
Préfecture de Haute-Garonne, France Bleu Occitanie, La Tribune Toulouse, Médiactié, La Dépêche du Midi, OMS, CNB, Flights from, Observatoire du bruit de Toulouse-Blagnac, site officiel de l’aéroport. Certaines institutions sollicitées n’ont pas souhaité répondre (les compagnies aériennes, la préfecture, l’aéroport…)
Des recherches ont été effectuées pour obtenir des citations publiques des compagnies aériennes opérant à Toulouse‑Blagnac concernant les vols commerciaux effectués la nuit (minuit-6h). Aucune déclaration directe et vérifiable n’a été trouvée. Les informations disponibles proviennent de rapports et articles de presse indiquant que Ryanair représente la majorité des vols nocturnes, mais ces sources ne fournissent pas de citation textuelle des compagnies elles-mêmes.
Lorenzo LESEUR
et Vincent DELLAUX, J2.



